2. la Corée : dès le 15e siècle, terre et royaume de l'écrit

Dans les deux très grandes expositions de 1972 et 1973 issues des collections de la Bibliothèque Nationale étaient présentés non seulement le Jikji mais un autre “incunable” de la typographie métallique coréenne, datant lui de 1471, soit une quinzaine d'années après l'invention européenne de Gutenberg.
Ce trésor-là, le 경국대전Gyeongguk Daejeon, en français le Code de l'État Joseon, tiré par ordre du roi Sejo, est si remarquablement représentatif de l'usage coréen originel de l'impression à caractères mobiles métalliques que dans le Catalogue de l'Année internationale c'est un de ses feuillets qui se voit reproduit (chapitre 3, p. 15) en pleine page et non un extrait du Jikji de 1377. Lequel ne sera illustré que par le catalogue de Trésors d'Orient, l'année suivante : à destination des spécialistes des civilisations alors dites “orientales”. Les deux toutefois avaient été présentés ensemble lors des expositions.
Aussi, quel dommage que ces deux balises de l'imprimerie métallique en Asie, l'une quatre-vingt-deux ans avant 1455, l'autre seize années après, n'aient été offertes à regarder au public d'aujourd'hui ! Cela aurait permis de discerner non pas l'existence de “multiples avant Gutenberg” mais de saisir la coexistence parallèle de deux vocations différentes de l'imprimerie à caractères métalliques :
– en Asie, sous commande royale ou monastique, pour des textes à diffusion officielle, nécessitant d'être imprimés au plus vite et au moins cher car “obligés” par considération politique, sociale ou religieuse ;
– en Europe, dans un élan entrepreneurial privé, libre malgré d'autres formes de contrôle (les privilèges d'impression, la censure, etc.), élan conduisant irrésistiblement à l'essor et la multiplication de centres de Savoirs, à la primauté de l'écrit sur l'oral, à l'invention de nouvelles formes d'apprentissages et de débat (libelles, journaux…) voire de prier Dieu, sans oublier plus tard l'invention du roman et le développement de la lecture loisir, bref à cette floraison célébrée par l'expo de la BnF.
Parallèlement, dès ces 14e et 15e siècles qui, par toute la planète furent les langes à la fois de la reproduction mécanisée de matrices d'images et de textes, et de l'usage de plus en plus vif des langages vernaculaires dans la communication écrite, trois faits contribuent à hisser la Corée au faîte.
1. le maintien d'une impression xylographique dont les matrices, quasiment sacrées, se voient soigneusement conservées des siècles durant en dépit des aléas de l'histoire ; l'exemple princeps étant le Goryeo Daejanggyeong, Tripitaka de la dynastie Goryeo ou Tripitaka des 80 000 : 81 258 blocs de dix essences différentes de bois traité, taillés recto verso afin d'imprimer l'ensemble (6 568 volumes, 1 496 titres) du canon bouddhiste. L'édition princeps, dont la gravure prit tout le long du 11e siècle, sera entièrement brûlée en 1232 puis intégralement rééditée entre 1237 et 1251 : celle-ci, conservée au temple Haeinsa Janggyeong de Panjeon, a été inscrite au registre Mémoire du Monde de l'Unesco en 2007 ;
2. la fondation très tôt d'un réseau d'Archives multicentriques : copies des textes les plus importants étaient conservées non seulement au palais royal mais en quatre autres sites du territoire afin de parer à tout risque de perte historiographique du fait des aléas de cette même histoire : les invasions, les incendies, les destructions, etc. ;
3. et en 1446 (neuf ans avant Gutenberg) la promulgation du système d'écriture Hunminjeongeum, 훈민정음 (« sons corrects pour l’instruction du peuple ») par le roi Sejong. Lequel système prospérera, en dépit d'une forme d'éclipse officielle de 1504 à 1894, dispensant toujours et partout son eau vitale : possibilité pour tout un chacun en Corée de lire et écrire le coréen. Son nom actuel – Hangeul – lui sera donné en 1912.
Ces trois faits historiques fondent dès le 15e siècle la Corée comme terre et royaume de l'écrit. Au point que le 1er janvier 1873, dans le tome 25 de la revue Le Tour du Monde l'ancien officier – et dessinateur – de la marine française Henri Zuber, fait paraître un article intitulé Une expédition en Corée et tiré de son journal de l'année 1866, alors qu'il était embarqué sur la corvette Primauguet et fut témoin des exactions et pillages commis par les Français sur l'île coréenne de Kang-Hwa ("la fleur du fleuve") pour venger l'exécution de 8 prêtres venus de France et le massacre de milliers de fidèles coréens, huit mois plus tôt.

À la date du 16 octobre, Zuber note que dans le yamoun (maison du gouverneur) de l'île de Kang-Hwa investie par les troupes, on « trouva beaucoup de livres et d’immenses approvisionnements de papier. La plupart des livres, dont quelques-uns sont ornés de peintures remarquables […] sont presque tous écrits en caractères chinois, quoique la langue coréenne possède une notation propre, qui forme un véritable alphabet, particularité qui ne se rencontre dans aucun autre pays de l’Extrême Orient. Quant au papier de mûrier, qui sert, en Corée comme au Japon, à une infinité d’usages, il était d’une qualité extraordinairement belle et solide. »
Et l'officier français de mentionner « un fait qu’on ne peut s’empêcher d’admirer dans tout l’Extrême Orient, et qui ne flatte pas notre amour-propre », à savoir : « la présence des livres dans les habitations les plus pauvres. Ceux qui ne savent pas lire sont bien rares, et encourent le mépris de leurs concitoyens. Nous aurions bien du monde à mépriser en France si l’opinion y était aussi sévère contre les illettrés. »
L'expédition punitive française remonta le Han jusqu'à Séoul, canonnant les fortifications, terrorisant les peones, emportant « tout ce qui pouvait avoir de la valeur », mais finit par rebrousser fleuve avant d'aller trop loin ou trop bas, la trouille peut-être, ce qui aujourd'hui encore, du côté de certains historiens de guerre des deux camps, déchaîne les sarcasmes.
Aux mêmes pages de son journal de 1866, Zuber indiquait ceci : « La plupart des livres, dont quelques-uns sont ornés de peintures remarquables, figurent aujourd’hui à la Bibliothèque nationale de Paris. »
Cela, par un inattendu détour mais aussi moult débats, polémiques et confusion, nous ramène au Jikji.
alain a
à suivre…