4. La vie vouée de Park Byeng-seon
Dernière mise à jour : 30 oct.

1. L'odyssée des manuscrits Uigwe
Entre tous les précieux ouvrages rapportés en 1867 à Paris par le contre-amiral Pierre-Gustave Roze se comptent 298 manuscrits royaux coréens datant des 17e et 18e siècles. Ces manuscrits, dits Uigwe, au cœur de l'histoire rituelle et ordonnancielle de la dynastie Li, seront par suite, errance administrative et à la fin erreur, entreposés à l'Annexe versaillaise du cabinet des Manuscrits orientaux de la BN, au sein du domaine… Chinois. C'est là qu'en 1975, l'ardente patience d'une jeune chercheuse, corps et âme vouée à cette quête, le Dr Park Byeng-seon, lui vaudra de les exhumer.
En cette année 1975, Park Byeng-seon travaille à la Réserve des Manuscrits Orientaux de la BN depuis bientôt 8 ans.

« Some stories are invisible, are around us. And some stories choose you. »
Entre 2012 et 2015, Denise Rinehart, directrice artistique du Théâtre Amoeba, était professeur de théâtre à Cheongju, ville "natale" du Jikji. Et comme elle le raconte lors d'une conférence TED visible ici, prononcée le 6 avril 2015, elle s'y est sentie choisie par l'histoire invisible qui ponctuait chacun de ses pas dans la ville du parfum d'un mot, “Jikji”, accolé là à un arrêt de bus, ici à une étiquette de bière, une pâtisserie, le Cheongju Jikji Football Club, etc. Mais chacun sait aujourd'hui que dans la ville de Cheongju où tout absolument tout tourne autour du Jikji, le Musée de Cheonju est vide (en manque ?) du Jikji original : celui de la Bibliothèque Nationale de France. Sous ce vide, la sensibilité de Denise Rinehart s'est sentie appelée par une seconde histoire invisible : celle de Park Byeng-seon. Afin de rendre visible cette histoire, afin de rendre hommage à qui fut Byeng-seon, afin de faire revivre en chacun de nous sa quête, elle a créé pour Amoeba une œuvre toute physique et de mouvements mêlant chorégraphie et narration chorale, masques, imagination et poésie des objets. Depuis 1975, des dizaines de comédiennes et danseurs, professionnels ou débutants ont ainsi posé leurs pas, leurs gestes, leurs inventions et émotions dans les pas, les sentiments, les souvenirs, les surprises et découvertes invisibles de Byeng-seon Park, ils sont sur scène devenue elle et ils ont maintes fois conté l'histoire d'une jeune femme ambitieuse quittant sa Corée pour la France, travaillant là à la Bibliothèque Nationale de son second pays et qui découvre un livre — mais pas n'importe quel livre.
Lorsqu'elle arrive en France à 27 ans en 1955, Byeng-seon est la première Coréenne à y entrer avec un visa Étudiant. Elle se met assidûment au français et entreprend de nouvelles études au Département des langues et cultures orientales de l'Université catholique de Louvain. Là, sous l'égide du père Paul-Marie Lamotte elle devient experte en bouddhisme des origines et capable d'en traduire les textes essentiels de l'une à l'autre des quatre langues des origines : Sanskrit, Pâli, Tibétain et Chinois. Elle ira plus avant encore : à l'École des hautes études de Paris, elle plonge avec Kaltenmark dans le Tao te King. La jeune femme est à ce moment de sa vie à la recherche de « l'esprit de la Corée » et il lui paraît essentiel de se confronter aux racines de la culture coréenne : elle étudie donc le bouddhisme, le taoïsme et le confucianisme. Dans un entretien de 2009, deux ans avant sa mort, à la Review of Korean Studies, elle confiera « J'ai quelque temps été tellement fascinée par le Taoïsme que n'eussé-je été Catholique je serais volontiers devenue Taoïste… À mes yeux, c'était là une voie humaine, et même : romantique. » Or un des ressorts de son départ vers la terre de France, fille aînée de l'Église, n'avait-il pas été la prescription-prière de son mentor à l'Université de Séoul, Yi Bieyong-do : « Vois si tu ne trouves pas trace là-bas des Manuscrits Royaux volés lors de l'année du grand dérangement (1866) » ?

Un siècle et un an plus tard, exactement,
Byeng-seon entre-t-elle donc à la Bibliothèque Nationale dans le mouvement de la thèse d'histoire coréenne qu'elle présentera en 1975 à la Sorbonne ou pour romantiquement y rechercher la trace des Manuscrits perdus ?
Elle commencera par n'en trouver trace nulle part.
Et trouvant autre chose, elle recommencera à les chercher.
Cette autre chose, c'est le Jikji.

En 1967 ou 68, peu de mois après l'engagement de la jeune femme à la Bibliothèque Nationale, la sympathie d'un collègue lui signale un opuscule de la Réserve des Manuscrits Orientaux, identifié “domaine Coréen 109”. Un opuscule mince, sur papier de mûrier, écrit dans ce chinois classique que Byeng-seon maîtrise, entré dans les collections de la BN en 1954 suite à un don (on y reviendra) mais qui à la fin du 19e siècle avait été acquis par Collin du Plancy, premier diplomate français en poste à Séoul. Lorsque la jeune femme pose son regard sur les premières et dernières pages du livre, ses mains ont certainement tremblé :
Sur la couverture grège,
en haut à gauche deux caractères chinois
直 Jik
指 Ji / (que j'aimerais tant que l'on traduise par "droit au cœur")
et à côté d'eux,
en français, d'une main en dépit d'un ajout visiblement appliquée,
ces mots-ci :
Le plus ancien livre (coréen imprimé connu en caractères fondus avec date = 1377.
Qu'un tel livre demeure aux Réserves de la Bibliothèque de France, jamais sorti depuis 1954, ni même lu peut-être – c'est du chinois ! –,
Que de telles mentions – “le plus ancien”, “caractères fondus”, “1377” – n'aient scientifiquement été mises à l'épreuve ni considérées (quoiqu’inscrites, et par arguments confirmés dès le tournant du siècle : par Victor Collin du Plancy lui-même et Maurice Courant, soit les deux meilleurs connaisseurs français de la Corée en 1900),
par ailleurs
Que cet énigmatique trésor ne soit nulle part documenté, et donc comme au secret tenu, choque le sentiment coréen de Byeon-seon. Elle fait part de son trouble, de sa surprise et sa colère peut-être, et ne rencontre que froideur, aussi bien côté Han que côté Seine.
Cela ne l'arrête pas.
Les mois et années suivantes, Park Byeng-seon, Coréenne venue en Europe étudier le bouddhisme et le taoïsme, Catholique envoyée par son maître à la recherche de manuscrits royaux pillés par de bons catholiques, va prendre sous son aile ce recueil de traits sur l'éveil, et tout en travaillant à la BN l'étudier signe à signe, en découvreuse passionnée, en obstinée autodidacte archétypologue, mais avant tout et tous : en solitaire endurant les reproches de ses pairs bibliothécaires et les moqueries, dira-t-elle, de ses compatriotes.
Bernard Palissy au féminin, elle mettra (accidentellement) par trois fois le feu à son domicile parisien en tentant de recréer des types métalliques similaires espère-t-elle à ceux qui ont permis d'imprimer le Jikji. Et elle obtiendra de faire faire de celui-ci un fac-similé photographique noir & blanc dont la qualité permettrait de repérer les traces faisant indices d'une composition en caractères séparés. De tout ce labeur de main, d'œil et d'esprit elle tirera la conviction, la preuve affirme-t-elle, que les mentions en couverture sont exactes, que ce livret conservé à Paris est bien le plus ancien vestige connu alors de l'impression en caractères métalliques de l'époque de Koryeo, selon une technique anticipant de plus d'un siècle, et à l'autre bout de la Route de la Soie, la découverte parallèle de Gutenberg.
En cette fin des tumultueuses années 60, au tout début des libératrices années 70, quels échos, français et coréens, seront faits à cette jeune trouveuse isolée, célibataire en exil et en quête, catholique taoïste, mère sans enfants autres que les livres, professeur toujours étudiante ?
[à suivre…]

« Si vous voulez chasser un tigre, vous devez d'abord entrer dans sa grotte. »
Park Byeng-seon