Pourquoi Brancusi ?
15 jours sur les traces de Constantin Brancusi, le quatrième pèlerinage
17 au 31 octobre 2023 : Séoul-Paris-Roumanie
Ecrit par K. Yung
La salle d'exposition permanente de l'Atelier Brancusi, située à gauche de l'entrée du Centre Pompidou à Paris, temporairement fermée, fera l'objet d'une restauration (et agrandissement) qui durera cinq ans (de fin 2025 à 2030) et commencera juste après l'exposition Brancusi qui ouvre ce 27 mars pour s'achever au 1er juillet 2024. Une fois la construction achevée, l'Atelier Brancusi sera installé dans le bâtiment principal et l'annexe actuelle disparaîtra.
Cette même exposition Brancusi, inaugurée à Timisoara en septembre 2023, est la plus grande jamais réalisée, et rassemble dans la ville roumaine désignée cette année par l'UNESCO Capitale culturelle de l'Europe, plus de cent trente œuvres de l'artiste en un seul lieu avec le soutien financier de la France et du Royaume-Uni.
Um avoue qu'aussi bien en tant que chercheur que sculpteur lui-même, qui fait toujours briller la bougie de son cœur, il a poursuivi avec sincérité les esprits artistiques de Brancusi, le père de la sculpture moderne.
Um Tai-jung est fasciné par l'abstraction moderne de Brancusi depuis qu'il l'a découvert lors de ses années de lycée en Corée du Sud.
Et voilà plus de 60 ans qu'Um rend hommage à ces œuvres que seul Brancusi pouvait réaliser comme Colonne infinie, Oiseau dans l'espace et Porte du baiser. Qu’est-ce qui a conduit Um à accomplir un quatrième pèlerinage aussi désespéré ? Après l'avoir accompagné de Paris en Roumanie pendant deux semaines, tel un enfant parti à la chasse au trésor je ne peux contenir mon enthousiasme devant les merveilleuses découvertes que m'apporte chaque jour.
En Roumanie, Brancusi est bien plus qu'un artiste sculpteur, fut-il celui qui a donné naissance à « l'Art moderne » en Europe et en Amérique.
Prononcer son nom procure aux Roumains une attention et une sensation extraordinaires. Quelle que soit la ville que vous visitiez, le nom Brancusi suscite en Roumanie une controverse particulière. Ses sculptures « ovoïdes » de jeunes enfants prennent aux yeux une dimension sacrée qui va bien au-delà de l’humain et de l’art. C’est comme « regarder les yeux admiratifs d’une mère qui regarde son adorable bébé dormir ». Et plus l'anxiété et l'incertitude s'accentuent en raison du développement accéléré de la science
moderne et de la haute technologie de notre ère complexe, plus « la crudité primitive et les œuvres d'art exceptionnelles » de Brancusi rayonnent de bonheur et de lumière tout simplement humaine.
Arrivé à l'aéroport de Bucarest le 19 octobre, j'ai accompagné le pèlerinage « Brancusi Art » de 8 jours en Roumanie. La Roumanie, pays de l'ancienne Union Soviétique située dans la péninsule balkanique, est un pays non-membre de l'espace Schengen et voisin de l'Ukraine contraint à la guerre du fait de l'agression-invasion russe. Il y a donc eu des tensions sur la question des réfugiés. Cependant, les restrictions mises en place à l'aéroport de Bucarest sont plus simples que celle de la Grèce, pays voisin et membre de l'espace Schengen, qui regorge de réfugiés.
Dès l'aérodrome, « Brancusi » s'affiche en grand et on comprend tout de suite que l'art de celui-ci n'est pas cantonné aux musées. Sa série du thème « Oiseau », au vol s'étendant puissamment vers le ciel, est ressentie comme
le symbole d'un avenir radieux aussi bien pour les pilotes et professionnels de l'aviation que pour les compagnies aériennes et l'industrie aéronautique roumaine. En outre, en 2024 au sud de Bucarest ouvrira un aéroport Constantin Brancusi, second aéroport international et cargo de la ville, d'une capacité annuelle de 30 millions de passagers afin de soutenir le premier aéroport : Otopeni.
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Brancusi est né en 1876 dans le village de Hobita, au sud-ouest des monts Carpati en Roumanie. À 28 ans, il marche six mois durant de sa campagne roumaine jusqu'à Paris, passant par Vienne et Munich, avant de s'installer dans notre capitale en 1904, l'année même où arrive Picasso. Il devient disciple de Rodin, qu'il respecte, mais dès 1906 choisit sa propre voie indépendante et quitte son atelier, ouvrant ainsi sa "période parisienne" en 1907. Inquiet tout au long de sa vie du thème de « la Terre et du Ciel », il s'efforce d'atteindre la perfection artistique.
Brezianu, spécialiste de l'art de Brancusi, a déclaré en 1976 dans une vision approfondie : « Brancusi, le véritable Colomb de la sculpture, a disparu pour permettre aux interprètes de comprendre où se situent ses œuvres dans la réalité et quel monde elles reflètent. »
Comprendre Brancusi nécessite d'entreprendre une exploration afin de saisir « l’essence des choses » qu’il a découvertes. Comme s'il dirigeait un rituel, l'artiste établit une sorte de conversation avec la « matière » qu'il 'caresse'. La profonde perspicacité et le sens artistique de Brancusi pour les objets, « ne peuvent être découverts sans un effort passionné » m'a confié le sculpteur Um, et cela m'a enthousiasmé. Je me suis dès lors concentré sur ce qui a conduit Um à être si impressionné par l'esprit créatif de Brancusi, qu'il admirait en tant que sculpteur depuis sa propre enfance.
En particulier la forme « ovoïde », que l’on peut aussi appeler forme Brancusi, est gravée dans ma tête à l'instar d'une forme onirique donnant naissance à une magie mystérieuse. Minimaliste, imparfaite mais très pure elle ressemble quelque peu à la forme instable et magique du visage par Modigliani, et crée un choc nouveau. « En tant que forme la plus ancienne et la plus fraîche de l'univers, la "forme ovale" de Brancusi a une étonnante capacité à suggérer les caractéristiques humaines au moyen des jeux subtils de l'ombre et la lumière des formes parfaites, mais géométriquement parlant, imparfaites. » (dit Brezianu).
Des céramiques traditionnelles coréennes
à l'art abstrait d'Um
De quelle manière les gens choisissent-ils de s’exprimer face aux forces de la culture dominante ? Les artistes tentent toujours d’échapper à la subordination et à la dépendance, mais au quotidien ne peuvent pas s'exclure complètement de la vie sociale et politique.
A l'âge de 8 ans Um vivait à Gwangju et aimait jouer avec du fil de fer car le métal lui était un matériau familier en raison du métier de son père qui fabriquait des outils agricoles.
Passant toute son enfance à Gwangju, à l'abri de la précarité des réfugiés par la route de Busan du fait des troubles de la guerre de Corée (1950-1953), il courait dans des ruelles qui ressemblaient à des piles de boîtes d'allumettes. Chaque année, Um visitait sa ville natale, la minière Mungyeong du Gyeongsangbuk-do.
Um y voit du céladon Goryeo ainsi que des porcelaines blanches, toutes simples, de la dynastie Yi (1392-1910), produites en grande quantité pendant plusieurs siècles et considérées comme d'excellents objets artisanaux. La poterie utilisée pour tout, des tasses à thé aux bouteilles à kimchi, était omniprésente dans les campagnes où elle était ressentie comme beauté allant de soi. Bientôt apprenant qu'il s'agissait d'un art comparable aux peintures et sculptures qui représentent l'Orient comme l'Occident, un art dont la Corée peut s'enorgueillir, Um porte un regard renouvelé sur le céladon Goryeo et les porcelaines. Et lorsqu'il découvre pour la première fois les formes abstraites de Brancusi grâce à un de ses maîtres au lycée, il s'ouvre à l'art moderne.
L'artiste Antoni Tàpies, qui croyait que l'art reflète l'époque dans laquelle on vit, a consacré sa vie à des expériences : essayant de trouver des formes à partir d'outils et matériaux complètement nouveaux. Le monde de l'art contemporain coréen, douloureusement empreint du réalisme social communiste, a élevé des voix fortes pour réclamer « l'esprit du temps » dans les années soixante et soixante-dix. Par la suite, des transformations sociales ultrarapides ainsi que l'industrialisation généralisée et l'influence des États-Unis ont entraîné un changement significatif dans la perception esthétique du « standard coréen de beauté ».
Um a ressenti profondément ce qu'il considère comme les « limites nationales, raciales et idéologiques » des céramiques exposées en permanence au Musée National d'Art Deoksugung et au quartier des galeries Insa-dong à Séoul. De même dans les sculptures “figuratives” du “Kukjeon”, exposition annuelle étatique des plus beaux artefacts de l'art populaire traditionnel. Il a été impressionné par la sculpture moderne et libre et, plus encore, par « la forme métaphorique moderne de Brancusi » utilisant des matériaux quelque peu inconnus en Corée dans les années 1960 et 1970, comme le cuivre, le fer et le laiton.
Um a observé qu'artisanat et sculpture coréenne contiennent et révèlent la vérité et la beauté que le peuple coréen possède depuis longtemps. Mais, prenant comme exemple l'esprit de recherche de Brancusi, admirant la « philosophie cosmique de Milarepa » qui ne fait pas de distinction entre les peuples d'Orient et d'Occident, Um a choisi de s'exprimer à travers la sculpture abstraite. Il s'est ainsi consacré à sa propre philosophie artistique, une création ne suivant aucune tendance, que ce soient celles de l'informel, du structuralisme et du Pop art américain des sixties, non plus que celles de l'art populaire national.
Um ne met pas l’accent sur la « spatialité formative », le langage rhétorique de l’art sculptural donné par les formes et volumes. La pesanteur apportée par le métal et le charme texturé brillant de l'éclat du cuivre sont les éléments qui poursuivent le « code unique du bonheur d'Um », lequel chante la nature, le surnaturel, l'univers, le ciel, la terre et les gens.
Dans les années soixante et soixante-dix, Um considérait la sculpture à la façon d'un langage capable de transmettre de nombreuses valeurs universelles à travers la forme. Des traces de ses tentatives d'expression rhétorique et abstraite sont évidentes : voir ainsi Screaming (1967) ou Energy (1971).
Scream 1967 Enery 1971
Depuis les années 1980, délaissant volontairement connaissance, passion, désir et efforts pour s’épanouir en tant qu’artiste, Um a fait un pas de côté et s'est mis à contempler le ciel vide. Sa série Ciel, Terre & Humanité vise l'essence de la vie à travers les croyances populaires et les rituels religieux coréens : Un paysage oriental, The Alter (1989), The Holy Place (1989). Ce travail renouvelé oublie le cuivre, le bronze et l'argent de ses belles formes des années soixante et soixante-dix. Et depuis les années quatre-vingt, il est devenu célèbre pour ses œuvres « d'art moderne » qui conjurent le métal froid par des couleurs chaudes et enchanteresses, chanson majestueuse de son amour pour sa famille et les valeurs qui le soutiennent.
Dans les années quatre-vingt-dix se dessine une forte intention d’établir un langage formatif logique pour la sculpture (Sculpture et Pensée, auteur Um Tai-jung, édition coréenne p. 224).
Depuis les années 2000, l’artiste Um s’efforce d’exprimer la philosophie du vide de manière calme et poétique, cherchant à se défaire de toute personnification. L'aluminium, qui allie impression visuelle de légèreté et de moindre présence à une pesanteur réelle (en réalité, les œuvres d'Um sont pleines) traduit la liberté de ce qui fait poutant « œuvre d'art de poids et matérialité », indique « quelque chose également vide ou plein », ce rêve que poursuit l’artiste : tel le matériau qui peut le mieux exprimer le concept de 'chose' dans l'élaboration d'une esthétique unique de « matérialité + émotion + idée » (note de l'auteur).
« Dream and Rejopice of Silver Wings », 2022, (photo de 1ère couverture)
vous guide vers « un monde de bonheur plein de rêves et de joie » sans porter de costume occidentale. Art sculptural vu comme médium ouvrant la porte à l'imagination aux ailes d'argent en choisissant selon sa couleur et ses goûts sans porter de costume occidentale.
La joie naît de la perception visuelle et du sens artistique de celui qui recherche la matérialité et l'essence vraie de l'objet rendue par les barres d'acier ternes et lourdes.
Après les années 1960, l’économie et la culture dominantes exigeaient que les foyers coréens soient dotés de meubles neufs et modernes, ce qui condamnait leur vie quotidienne. Les artisans et artistes coréens fabriquent ces objets depuis très longtemps. Le monde dominant en Corée a déclaré que la seule histoire de grande sculpture connue au Japon après la colonisation japonaise se trouvait en Italie, en France et aux États-Unis.
La Corée a traversé une longue période de troubles depuis sa libération de l'emprise japonaise et les œuvres académiques ont été bien traités lors des Kuk-Jeon, expositions nationales d'État.
Sans ces temps turbulents pour l'art coréen, la sculpture en bronze et en métal d'Um est la seule à s'être audacieusement à ce point éloignée des concepts sculpturaux figuratifs, semi-figuratifs et semi-abstraits. Et ce, bien avant la séparation de l'art figuratif et non figuratif dans les expositions nationales d'État.
Avant 1974, Um fut ainsi spécialement sélectionné aux Kuk-Jeon pour ses « Sculptures abstraites » pendant quatre années consécutives, de 1967 à 1970. Il poursuivait ainsi et déjà sa propre voie alors même que la conception japonaise de l'art moderne dominait encore la Corée.
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