Il n'est aujourd'hui plus possible d'admirer facilement – factuellement : de constater – la réalité et la domiciliation à Paris au sein précieux de notre très aimée et belle et prestigieuse Bibliothèque Nationale de France, du Jikjisimcheyojeol, ce plus ancien livre au monde composé au moyen de caractères mobiles métalliques. Or, il se trouve que ce trésor si ancien, ce livre imprimé si premier, est Coréen.
Mais il vous reste toute votre vie, et en elle la moindre respiration, le plus léger soupir ou regard par vous porté sur le monde, ou chaque instant sage ou surprenant de l'existence et des rencontres, afin de déployer du Jikji (ou de n'importe quel autre livre ou occasion en réalité) en vous-même l'enseignement réel.
Clairement, la visée de Imprimez ! L'Europe de Gutenberg, riche et savante manifestation, était d'exprimer l'extraordinaire floraison à laquelle la presse à imprimer de Mayence donna naissance :
un principe d'édition inédit – la composition d'un texte plutôt que sa recopie –,
un art nouveau au confluent de techniques anciennes – l'orfèvrerie, la gravure, le pressage du raisin au moyen d'une vis sans fin… –,
des outils de production novateurs – les types métalliques, la presse elle-même, l'encre et le papier adaptés –,
de tout cela métiers nouveaux et nouvel artisanat propagés comme une traînée de poudre par l'Europe entière, allumant le feu d'évolutions – religieuses, scientifiques, politiques, sociales, langagières, littéraires… – qui vont bouleverser l'état des choses du monde à travers deux idées :
(1) la transmission à large échelle de savoirs écrits, et
(2) la reproductibilité en tant que principe technique, puis de là, peut-être, scientifique.
On peut toutefois regretter qu'en amorce de la présentation du chef d'œuvre que Gutenberg accomplit en 1455, sa Bible dite en 42 lignes (dont il convient de noter que l'objectif fixé, rivaliser avec les Bibles manuscrites, et atteint, sera aussi celui auquel Jean de Bonne Montagne devra s'arrêter et que d'autres surpasseront), au seuil de ce qui fut Aventure & Savoir-faire puis révolution réelle, n'aient été offertes aux yeux et à la réflexion des visiteurs que 2 salles : à l'entrée, un vestibule donnant à admirer un portrait du Maître de Mayence en solitaire saint-Inventeur, tout aussi flamboyant qu'imaginaire, et une première salle intitulée "Le multiple avant Gutenberg".
Dans cette première salle,
outre 2 très beaux tirages de cartes à jouer, très populaires à l'époque de ce côté-ci européen du ciel, et pour l'autre côté 3 “charmes” asiatiques représentant un Bouddha imprimé sur papier de mûrier, outre la matrice en noyer dite Bois Protat portant à son avers une Annonciation (hélas réduite à un fragment d'aile) et au revers une Crucifixion également fragmentaire, avers et revers symbolisant à merveille l'alpha & l'oméga indissociable de la vie selon la conception chrétienne,
était également exposé,
pour la seconde fois seulement en un demi-siècle, cet universel trésor coréen que la BNF conserve : à ce jour le plus ancien livre au monde dont il est scientifiquement attesté qu'il fut imprimé au moyen de caractères métalliques : le second volume du Jikjisimcheyojeol, familièrement connu sous son petit nom de Jikji, frêle opuscule de 39 pages rédigées en chinois classique, et composées en 1377, soit 82 années avant que Gutenberg mette la première main à sa casse, dans un monastère du royaume de Goryeo à l'instigation d'un maître Seon coréen surnommé Pae Kun, Blanc Nuage, passé au nirvana trois ou deux ans plus tôt.
2. La tortue Europe changée en lièvre, le lièvre de Corée devient-il une tortue ?
Or, dans cette première et seule salle d'un “avant-Gutenberg” défini de la sorte, rien — hormis le haut calicot célébrant le Jikji et la précocité de la typographie coréenne, mais le célébrant à la façon d'une curiosité magnifique voire d'une presque anomalie —, rien pour énoncer au visiteur ce qui pourtant saute aux yeux dessillés : qu'au 14e siècle l'Asie a un demi-millénaire d'avance sur l'Europe. Serait-il allé sur Mars, Marco Polo n'aurait pas été plus surpris…
Ce surpassement technique aurait-il été clairement affiché aux murs que l'enseignement révélé quelques pas plus loin s'en serait trouvé non seulement plus spectaculaire encore – Ô merveilleuse carte géante de la salle 3 ! sur laquelle un seul point sur la ville de Mayence en 1455 en engendre des myriades clignotantes en 1500 –, et plus édifiant – en cinquante courtes années l'Europe a rattrapé cinq cents ans de retard —, mais porteur de questionnements autrement profonds et subtils.
Un tel laissé dans l'implicite est d'autant plus curieux qu'en 1972 et 1973 la Bibliothèque Nationale organisa deux des trois premières expositions qui révélèrent le Jikji au monde contemporain : la première, dans un Pavillon Coréen monté par Victor Collin du Plancy aux marges de l'Exposition universelle de Paris 1900, étant restée à tout le moins « ignorée ». l'une (1972) dans le cadre de l'organisation à Paris de la première Année internationale du Livre, de très grand public, la seconde (1973) intitulée Trésors d'Orient et liée au 29e congrès international des Orientalistes qui fut aussi le dernier : le concept même d'Orientalisme ayant passé.
pavillon coréen de l'Exposition Universelle de Paris 1900.
timbre hongrois édité à l'occasion de l'Année Internationale du livre, événement mondial organisé à Paris en 1972. Le Jikji y était exposé.
catalogue de l'exposition Trésors d'Orient organisée par la Bibliothèque Nationale en 1973. Dernière exposition du Jikji avant 2023.
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