Le couple de Ishii Yoko et Li Jin-mieung. Decoration Ordre du merite civil, 2005.
Le Couple au Sommet des Enseignants de Langues Coréenne et Japonaise en France
LI Jin-Mieung et moi
Par ISHII Yoko
Hommage éternel à LI Jin-Mieung
« Plus que père » François Villon
(poète français du Moyen Âge)
professeur de coréanologie à l'université Lyon III
premier président de AFELACC (Association Française des Enseignants de Langue et Culture Coréennes)
PROLOGUE
LI Jin-Mieung est né le 25 mars 1946 à Kyung Nam en Corée du Sud. Il était le fils ainé d’une fratrie de six enfants. Son père, adepte du Confucianisme, était un fonctionnaire exemplaire. Sa mère était le type même de la mère coréenne forte et active. Bref, c’était une famille coréenne ordinaire mais bien ordonnée.
A l’âge de dix-huit ans, Jin-Mieung a intégré l’Université nationale de Séoul, la meilleure université de Corée, dans la section de langue et littérature française. Après avoir suivi les cours pendant deux ans, il est entré dans l’armée pour faire son service militaire qui durait trois ans à l’époque. Après donc trois ans de service, il a repris ses études à l’université à l’âge de 23 ans, et obtenu son diplôme de fin du cursus de 4 ans (équivalant à la Licence en France à l’époque) à 25 ans en mars 1971.
Après avoir obtenu son diplôme de l’université de Séoul, il a posé sa candidature à une bourse du gouvernement français. Sa candidature a été retenue, si bien que devenu boursier du gouvernement français, il est parti pour la France au mois de juillet 1971. Il avait 25 ans.
Jin-Mieung a choisi l’université de Caen. En tant que boursier, il devait d’abord suivre des cours de français pour Etrangers et obtenir le diplôme de niveau supérieur. Mais, en venant en France, il avait la ferme intention de changer de discipline et d’aller jusqu’au doctorat. C’est ainsi qu’au lieu de la littérature française, il a choisi l’histoire française. Il devait alors suivre les cours de licence pour obtenir une licence en histoire. Il avait déjà un très bon niveau de français. Mais, suivre les cours et passer les examens parmi les étudiants français n’était pas du tout facile. En suivant le minimum de cours de français pour étrangers, il s’est consacré intensément aux cours d’histoire. Il n’a cependant pas pu réussir aux examens de la session de juin-juillet de l’année scolaire 1971-72. Il lui restait la session de septembre. Il lui a fallu consacrer toutes les vacances d’été à travailler pour repasser les examens au mois de septembre.
C’est alors que je suis arrivée à Caen le 21 août 1972 pour suivre les cours de français pour étrangers à l’université de Caen. Mon objectif était de perfectionner mon français.
Jin-Mieung faisait partie de l’élite de la Corée sans aucun doute. Son parcours scolaire en Corée était parfait. Quant à moi, il faut avouer que j’étais une fille plutôt rebelle. Ma scolarité était un peu chaotique.
Je suis née en 1943 dans un vieux quartier de commerçants dans l’arrondissement Chiyoda-ku (où se trouve le Palais impérial) de Tokyo. Mon père exerçait un vieux métier ; il avait un magasin de chaussures traditionnelles établi de longue date (ce métier a presque disparu de nos jours, les chaussures occidentales ayant complètement remplacé les traditionnelles).
J’ai eu une enfance ordinaire et heureuse dans une famille aimante de la classe moyenne.
Enfant, j’étais très sociable et avais beaucoup d’amies. Mais, j’étais aussi, disons, têtue. Ma mère me qualifiait d’entêtée. Elle utilisait ce mot pour me gronder. Mais, je ne comprenais pas pourquoi. Il me semblait qu’en moi il y avait une logique, une justice, une conviction qui m’empêchait de céder pour rien au monde. Quand j’étais enfant, je vivais pleinement ayant une confiance totale en moi-même.
J’étais bonne élève à l’école primaire et à l’école secondaire, et j’étais très forte en calcul. J’ai réussi le concours d’entrée du lycée Mita, un des meilleurs lycées (pour filles) de Tokyo avec de bons résultats. Une professeure de mathématiques me repéra tout de suite comme bonne élève. J’en étais très contente et fière. C’était le tout début de ma vie lycéenne. Mais, la descente aux enfers a commencé rapidement. Une prise de conscience de moi-même a été déclenchée probablement par le fait que j’étais entourée, dans la classe, d’élèves intelligentes et surtout de bonnes familles qui habitaient dans des quartiers résidentiels de Tokyo. J’étais amie avec tout le monde, et surtout j’avais noué une amitié avec les deux meilleures élèves qui me traitaient d’égale à égale. C’est alors qu’un sentiment d’infériorité s’installa en moi. Je me suis rendu compte tristement que je ne pourrais jamais devenir leur égale et être sur un même piédestal. Il me semblait que je n’avais plus aucune arme pour me battre et pour exister. Je me sentais très laide et imparfaite. Alors, perdant complètement confiance en moi, j’ai perdu ma capacité de réflexion. J’ai commencé à avoir de mauvaises notes même en mathématiques ! C’était terrible. Mon malheur commença donc à ce moment-là, à l’âge de 15 ans, lorsque j’ai pris conscience de moi-même. On pourrait parler de la crise de l’adolescence. Ce réveil était vraiment brutal. Tout à coup j’avais perdu complètement confiance en moi. J’avais l’impression d’être au fond d’un trou profond ou plutôt sans fond dans lequel je me débattais désespérément. Ou bien, j’avais l’impression de me débattre dans le vide. J’ai sombré dans le désespoir et dans une dépression alors que j’étais de nature gaie et sociable.
Ishii Yoko, épouse japonaise - Ordre des Palmes Académiques, 2004 (photo)
professeure de langue japonaise à l'Ecole Politechnique(1987-2009)
première présidente de l'association des enseignants de japonais en France(1997-2009)
Qu’était-ce cette dépression ? D’où venait-elle ?
Parce que j’étais trop sensible ? Je n’ai pas de réponse même maintenant.
À l’âge de15 ans, ma personnalité fut donc brisée. Depuis lors, un moi qui recherchait l’idéal était enfoui au fond de moi et ce moi observait toujours cet autre moi obligé de vivre dans la société. C’est ce que j’ai ressenti. Mais, quel idéal cherchait le moi enfoui ? Par la suite j’ai toujours vécu cette dualité en moi, et j’étais toujours malheureuse.
Je vivais désespérément en trainant ce mal-être. Je cherchais des solutions dans mes études pour me débarrasser de ce démon qui me rongeait.
Ishii Yoko, épouse japonaise
medaille de decoration, 2016
Après avoir réussi le concours d’entrée de l’université Waseda, une des meilleures universités privées au Japon, j’ai intégré la section de langue et littérature françaises. Je cherchais mon salut dans les littératures japonaise, russe, allemande, française…, dans les religions, dans les études de psychologie, dans les musiques, dans la cérémonie du thé, dans l’arrangement de fleurs … en vain. Cette errance mentale a duré presque 10 ans sans trouver quelque chose à quoi je puisse m’accrocher. Je n’avais toujours pas confiance en moi et j’étais chroniquement malheureuse. Dans cet état psychologique, je n’arrivais pas à suivre les cours à Waseda, de sorte que j’ai abandonné mes études universitaires.
Mes parents s’inquiétaient pour moi. Surtout ma mère qui, je crois, comprenait mon tourment et mon rêve. Et elle m’a dit que je devrais avoir confiance en la NATURE. Bien sûr, je ne comprenais pas ce que ma mère voulait me dire à cette époque. Elle m’a demandé si l’apprentissage du français me plaisait ou pas. Et, elle m’a conseillé de perfectionner cette langue. Cette idée m’a séduite. J’avais alors 26 ans, je crois. J’ai commencé à reprendre sérieusement l’apprentissage de la langue française à l’Institut franco-japonais de Tokyo. J’ai fréquenté cette école très sérieusement pendant 3 ans. Enfin, il me semblait avoir trouvé un chemin qui m’amenait vers quelque chose correspondant à mes aspirations. A l’aide de mes parents et de mon frère aîné et en faisant de petits boulots, j’ai économisé de l’argent et j’ai pu projeter de séjourner en France pour perfectionner mon français ! Quelle joie ! Je ne pouvais même pas imaginer un tel projet ; un projet de rêve qui se réalise !
RENCONTRE
C’est ainsi que je me suis trouvée sur le campus de l’université de Caen en août 1972. C’était encore les grandes vacances. Au campus, il n’y avait pratiquement que des étudiants étrangers. Ces étudiants étrangers se retrouvaient tous les jours au restaurant universitaire midi et soir, et après le repas, ils prenaient un café chez quelqu’un qui habitait dans la cité universitaire proche. Je me suis trouvée vite intégrée dans un groupe d’étudiants étrangers japonais, coréen, mexicain … Ils étaient souvent boursiers du gouvernement français. J’étais donc très gentiment accueillie malgré ma timidité par ce groupe d’amis qui m’a servi de tremplin pour démarrer mon séjour en France et mes études de français.
Dans ce groupe, j’ai fait la connaissance d’un étudiant boursier coréen du Sud qui m’a beaucoup impressionnée et séduite par son intelligence, son caractère si naturel, si pur et si réservé, et également par son coté très débrouillard et dynamique. En plus, il était beau garçon ! Il s’appelait Monsieur Jin-Mieung LI. Il manipulait très bien le français, alors qu’il commençait à peine sa deuxième année de son séjour en France. Il préparait les examens de septembre pour obtenir la licence en histoire. Car en venant en France, son objectif était de changer de domaine d’études (au lieu de la langue et la littérature française) et d’aller jusqu’à la thèse de doctorat. Son ambition et sa détermination m’ont vraiment éblouie. C’est ainsi que notre amitié est née sur le campus de l’université de Caen.
Avec son intelligence et son dynamisme, il m’a guidée et poussée dans mes études, cela sans me laisser le choix. Il disait que l’on n’apprenait rien avec les cours de français pour les étudiants étrangers et qu’il fallait donc vite obtenir le diplôme du niveau supérieur pour pouvoir faire son véritable choix d’étude.
J’ai suivi ses conseils à la lettre avec toutes mes forces, étant convaincue par ses arguments. J’ai pu finalement terminer les cours de français pour les étrangers et obtenir le diplôme du niveau supérieur en une seule année 1972-1973. C’était pour moi un exploit inespéré. C’aurait été impossible sans le soutien de Jin-Mieung.
De son coté, il lui a manqué une unité de valeur pour obtenir la licence en histoire à la session de septembre 1972. Mais, il a pu s’inscrire à la maîtrise en histoire pour l’année 1972-1973, en rattrapant l’unité de valeur qui lui manquait pour la licence. Pour son mémoire de maîtrise, son directeur de mémoire lui a donné comme sujet une étude démographique de la ville de Caen. Il devait donc dépouiller les documents aux archives de la ville de Caen et rédiger un mémoire. Il a pu soutenir son mémoire avec mention Très Bien au mois de septembre 1973.
Jin-Mieung a donc pu obtenir la licence d’histoire au mois de juin et la maîtrise en histoire au mois de septembre en 1973 à l’université de Caen. De mon côté j’ai terminé les cours pour les étrangers en obtenant le diplôme du niveau supérieur en 1973. Nous avons ensuite quitté la ville de Caen et nous nous sommes installés à Paris, et nous nous sommes inscrits à l’université de Paris IV - Sorbonne. Jin-Mieung s’est inscrit au Doctorat de troisième cycle en histoire et moi à la deuxième année du DUEG (Diplôme Universitaire des Etudes Générales, créé en 1973, et supprimé en 2006) en lettres modernes. Jin-Mieung a choisi pour thème de sa thèse « Les relations économiques et financières entre la France et le Japon, de 1859 à 1914 ». En fait, au départ il voulait effectuer des recherches sur le Japon et sur la Corée. Mais, étant donné qu’il n’y avait pas de relation entre la Corée et la France à cette époque, il a été obligé de concentrer ses recherches sur le Japon.
Ainsi démarra notre vie parisienne et nos études également.
EPREUVE
Avant de parler de la suite de nos études respectives, il faut que je décrive la vie sentimentale de chacun de nous. Lui voulait se marier ; il voulait officialiser notre relation auprès de nos parents, car je pense que pour lui, il était hors de question de vivre ensemble sans se marier. Au Japon également, la mentalité en apparence était à peu près similaire, mais, il me semble que, en réalité, c’était plus libre ; on pourrait dire que l’état d’esprit général des Japonais avait déjà évolué à cette époque sous l’influence des Américains qui ont occupé le Japon du 1945 au 1952, soit pendant six ans et huit mois après la défaite du Japon, donc, il était déjà plus occidentalisé. Et j’étais finalement, au fond de moi-même, une fille assez rebelle et indépendante.
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Pour tout lire en PDF (cet article est écrit par ISHII Yoko, épouse japonaise)
Poursuivons le récit du début de nos études à Paris. Jin-Mieung allait en principe tous les jours aux archives diplomatiques du ministère des Affaires Etrangères au Quai d’Orsay pour dépouiller des documents diplomatiques de l’époque concernée, et ayant trait au Japon. Quant à moi, j’ai suivi les cours de la 2ème année du DEUG en Lettre Moderne au milieu d’étudiants français ou étrangers très fort en français ou presque bilangues. Jin-Mieung travaillait très régulièrement. Pour moi, cette période de ma vie en France fut probablement la plus pénible ; mon niveau de français était très insuffisant pour suivre les cours. Jin-Mieung me donna sa méthode qui consistait à emprunter les notes de cours à des camarades français et à les apprendre par cœur.
C’est ce que j’ai fait. Cette méthode était si efficace que j’ai fait aussi des progrès en français. Quoi qu’il en soit, le démarrage de mes études en faculté était si difficile que j’étais tout le temps envahie et accablée par mon vieux démon, mon mal-être.
Mon mal-être consistait en un dénigrement total de moi-même, et je n’avais toujours en moi aucune solution en perspective, car je ne comprenais pas pourquoi je m’abaissais à ce point ; je me sentais toujours tellement imparfaite. Mais, par rapport à quoi étais-je imparfaite ? Ce problème me rongeait toujours désespérément dans mon for intérieur. J’ai voulu exprimer ce mal-être à Jin-Mieung. J’ai murmuré quelques mots en sanglotant. Alors, quelle fut la réaction de Jin-Mieung ? Pour moi, c'était un problème extrêmement grave et sérieux, mais il a traité mon problème avec dérision. Depuis ce moment-là, je ne lui ai plus jamais parlé de ce mal-être qui me tourmentait depuis l’âge de 15 ans. Oui, ce genre de problème mental et psychologique ne toucha guère Jin- Meung. Il avait les pieds posés solidement sur terre. Il était quelqu’un de très solide mentalement.
En plus de ce mal-être en moi, la nationalité de Jin-Mieung hantait toujours tristement mon esprit. J’étais accablée par ces deux éléments négatifs, si bien que cette difficulté psychologique s’est traduite par un comportement capricieux envers Jin-Mieung. Je ne pouvais pas m’en empêcher ! En commettant cette injustice à son égard, je pleurais au fond de moi-même. Oui, ce fut la période de ma vie la plus misérable et la plus triste. Alors, Jin-Mieung supportait tout cela. Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il attendait de moi ?
Ma réaction envers lui l’a mis dans l’embarras. Il était très intelligent, il a saisi tout de suite le sens de mon comportement et il a dit : « Les Japonais détestent-ils donc les Coréens à ce point ? ».
Pour moi, Jin-Mieung était un homme vraiment idéal sans aucun doute ; je me disais et j’étais sûre et certaine que je ne trouverais jamais quelqu’un de meilleur que lui comme partenaire de ma vie. Mais une chose me dérangeait, c’était sa nationalité. La colonisation de la Corée par le Japon pendant 36 ans (de 1910 à 1945) était désastreuse pour la relation entre ces deux pays. Les Japonais méprisaient les Coréens en les considérant comme des sous-hommes, et les Coréens détestaient les Japonais. J’ai grandi dans ce contexte. Pour ma génération et dans le milieu social où j’ai vécu, il était inimaginable de se marier avec un Coréen. (Cette tendance a heureusement considérablement changé de nos jours.) Oui, sa nationalité me gênait au point que je voulais le quitter tout en sachant que ce n’était pas raisonnable ni juste. Et, je n’avais pas la force de vivre toute seule. J’ai vécu tristement ce dilemme pendant longtemps, tout en restant avec lui.
Je restai muette, misérable, triste... Il continua : « Je ne t’abandonne pas. D’abord, je ne veux pas être considéré comme un coureur de jupons et puis tu me conviens et tu es digne de moi. »
Lui m’a acceptée finalement telle que j’étais et nous avons vécu ensemble sans nous marier pendant 6 ans et demi. Cela était possible parce que nous vivions loin de nos familles respectives.
Malgré tous mes caprices, nous étudions sérieusement. Les recherches de Jin-Mieung avançaient sûrement, car il travaillait vraiment sérieusement et de manière constante. De mon côté, je m’intégrais à la vie d’étudiante. A la faculté je me suis fait des amies algérienne, hollandaise, grecques, chypriotes et même une Japonaise. Mon français s’améliorait de jour en jour. Quant à mes études, à force d’efforts je commençais à obtenir de bonnes notes pour les matières scientifiques, mais pour les matières littéraires, je n’arrivais toujours pas à obtenir de bonnes notes, car j’étais incapable de rédiger en bon français une dissertation ou un commentaire composé de texte. Malgré tout, j’arrivais à trouver du plaisir dans cette vie étudiante, cela malgré ce démon en moi qui continuait à me tourmenter.
Mon état psychologique s’est petit à petit stabilisé, mes caprices disparaissaient aussi progressivement, cela grâce à Jin-Mieung qui restait toujours à mon côté et prêt à m’aider. Je savais que je pouvais compter sur lui. Je pense que ma présence était également pour lui un élément réconfortant. Notre vie à deux devenait progressivement harmonieuse. Nous avons trouvé une chambre de bonne pour chacun de nous dans le même bâtiment au 7ème étage sans ascenseur, alors que nous avions auparavant loué séparément chacun une chambre dans le même quartier du 17ème arrondissement de Paris. Oui, enfin nous avions trouvé une vie équilibrée et heureuse. Jin-Mieung ne posait jamais de problème, étant toujours très stable et solide psychologiquement.
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