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Alain a

4. Vers le pire YANG Seung-kwan



Chaplin & Beckett

Dire un corps. Où nul. Nul esprit. Ça au moins. Un lieu. Où nul. Pour le corps. Où être. Où bouger. D’où sortir. Où retourner. Non. Nulle sortie. Nul retour. Rien que là. Rester là. Là encore. Sans bouger. Tout jadis. Jamais rien d’autre. D’essayé. De raté. N’importe. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux.



Souvenons-nous qu'à la fin des films Charlot s'en allait vers le couchant.

Et que dans ses pièces les plus sombres, une aurore aux doigts clairs pare de vide les horizons de Beckett. Bien sûr, par ces happy ends Charlot faisait route vers le meilleur — jouait au moins à le faire croire. Beckett, lui, met Cap au pire.

Yang Seungkwan explore le même continent. La geste Rater encore qu'il développe et accomplit en virtuose du “Rater sans cesse, rater sans hâte, rater mieux” il la tire d'une pièce de théâtre du vieux maître extrême–zenoccidental. Mais il la mène à un humanisme regardé par Chaplin.


Prologue.

Entré côté jardin sous un jour de soleil vert, nous happe sans coup férir car se déplace… avec des béquilles.

À cet instant du commencement ce soir-là je ne peux empêcher en moi deux pensées : celle de la toute jeune fille blessée qui s'est assise à ma gauche juste avant le lever de rideau, disposant à portée de main les deux béquilles qui l'accompagnent ; et celle de… Coleridge écrivant ceci de Shakespeare : que l'une des méthodes utilisées par l'extraordinaire dramaturge pour inventer des personnages consistait à « leur concevoir une faculté intellectuelle ou morale en excès morbide, puis à les placer, ainsi mutilés ou malades, au sein des circonstances ». Règle intangible qui veut que le héros ou l'héroïne porte blessure, invisible ou apparente. Une jambe de bois par exemple. Et voilà que paraissent Achab et Long John Silver. Et nous voici face à un danseur jeté avec une paire de béquilles au centre de la scène nue.


Un lieu. Où nul. Fut un temps où essayer voir. Essayer dire. Comment exigu. Comment vaste. Comment si non illimité limité. D’où la pénombre. Plus maintenant.


L'excès en lui ? Immédiatement manifesté,

et par ce jeu familier aux mimes : la main palpitant sous la chemise pour faire le cœur qui bat. Si fort qui bat.

Et soudain notre homme de s'affronter à tout l'espace, déjeté par le sol et jusqu'aux murs au moyen de l'arme double qui le définit : son élan, et ses cannes.

Bien vite c'est vers le ciel que celles-ci manivelles tournent et tourbillonnent, et c'est face au ciel ou contre lui que grâce à elles il se lève, c'est-à-dire tente de s'élever, sans cesse échoue et tombe, sans cesse, ardemment se relève, et passionnément (patiemment aussi) recommence.


Si l'œuvre mixte danse contemporaine et danses de rue, les images que fait naître Yang Seung-kwan nous rallient à un imaginaire au confluent de la performance, de la chorégraphie, du théâtre et même du cinéma des origines. Sous une lumière de constant crépuscule : par définition, une lumière occidentale.

On devine que le soleil est de plus en plus chaud, que le ciel descend de plus en plus bas sans que cela le rende plus aisé à atteindre, que le Tout écrase à tel point que le danseur finit par tomber la veste, épuisé, mais persiste.


Su seulement nulle sortie. Pas su comment su seulement nulle sortie. Entrée seulement. Donc un autre. Un autre lieu où nul. D’où une fois venu donc où nul retour. Non. Nul lieu que l’unique. Nul autre que l’unique où nul. Donc jamais une fois entré. Tant mal que pis là. Sans au-delà. Sans en-deçà là. Sans de-ci de-là là. Sans en-deçà sans de-ci de-là là.


Tenir debout n'est-ce pas déjà et au moins persister ?

À se heurter, se confronter, à s'en faire mal et… fail again. Échouer au risque de disparaître. Ce qui inéluctablement arrive : voilà le danseur avalé par la porte même par laquelle il était apparu.


S'ensuit un laps d'au moins trente secondes de scène désertée, nue sous une lumière de noir violet.

Lorsque Yang Seung-kwan reparaît, alors qu'un silence fracassant a rompu sa frénésie d'échappées, posément il ramasse la veste tombée, méticuleusement il fait tenir ses béquilles en équilibre au centre de la scène, l'une en appui de l'autre, et tendrement les habille du vêtement qui jusque-là était sien.



C'est une image merveilleuse, d'une inventivité profonde, qui tout à fait ramène à Chaplin. Car ainsi couvertes les béquilles se métamorphosent en enfant. Enfant perdu, enfant trouvé, juste un enfant, un petit qu'on accompagne, un petit qui veut grandir, un Autre à qui transmettre.


…Levée la main de l’enfant pour atteindre la main qui étreint. Étreindre la vieille main qui étreint. Étreindre et être étreinte. Tant mal que mal s’en vont et jamais ne s’éloignent. Lentement sans pause tant mal que mal s’en vont et jamais ne s’éloignent. Vus de dos. Tous deux courbés. Unis par les mains étreintes étreignant. Tant mal que mal s’en vont comme un seul.

Une seule ombre. Une autre ombre…


Dans cette ultime partie de Rater encore tout devient alors transparent, et s'empreint de douceur. Issue de la transmission et de la nostalgie des choses qui ne sont jamais arrivées, qui n'arriveront certainement plus : tenir debout sans béquilles, sans séquelles, atteindre l'étoile jadis visée. Mais on peut au moins conter ces tentatives, on peut au moins transmettre la nécessité d'essayer. Avec Vers le pire et deux cannes en guise de pinceaux, Yang Seung-kwan peint le tableau actuel d'une condition humaine tournée à la fois vers l'inéluctable (difficile de ne pas lire le futur de notre planète entre ces déversements de lumière brûlante choisis pour la création) et vers l'intériorité qui n'appartient à aucun temps.


Certes nous sommes d'imparfaites créatures, inaccomplies et comme ci ou ça handicapées. Certes nous allons échouer, et à la fin disparaître (à moins que…). Mais il n'est pas nécessaire de réussir pour entreprendre, édicte la sagesse populaire. L'inéluctable n'est pas l'irrémédiable.


J'ai des béquilles mais je tiens debout. Je ne peux marcher bien mais je danse.

La quête est une bénédiction en soi.

Nous avons osé, my friend, nous avons tenté, vécu. Nous tenterons encore, et ce n'est pas une lutte mais la seule façon d'être.


Cette geste dansée, à la poésie cinématographique, nous dit que la vie si dure (Une vie difficile est le titre d'un merveilleux film italien qui dit la même chose) n'est malgré tout, et peut-être, pas qu'une danse, pas qu'un tour de piste. Car si chacun de nous est en route vers le pire, encore peut-on passer par le meilleur.


Dans le contexte précis du Festival Soum et de la rencontre désirée entre les soirs brûlés d'Occident et l'Orient des matins frais, notons que cette chorégraphie absolument contemporaine et qui fait voyage vers l'art dansé, joué, narré, filmé… occidental, pourrait trouver attache en un genre bien particulier de la danse traditionnelle coréenne : celui du 병신, byeongsinchum, la “Danse des handicapés” pratiquée initialement pour, dit-on, railler les nobles yangban. Si tant que le colonisateur japonais décréta son interdiction parce que “vulgaire”, et que notre Aujourd'hui si corseté la juge discriminatoire et blessante pour les personnes souffrant d'un handicap.


Sans méconnaître ces explications, il me semble cependant nécessaire de regarder au-delà, vraiment au-delà et par-delà. Je me souviens par exemple que dans le bouddhisme le qualificatif “noble” ne désigne pas une classe sociale mais un état d'union avec — un état d'accomplissement par l'unité. C'est ainsi que l'on trouvera aussi bien du Noble silence que des nobles petits-déjeuners et du noble balayage… Alors peut-être la mise en lumière par l'Art d'une faille interroge-t-elle en vérité la possibilité même de l'union — si tous nous souffrons de quelque manque, si tous nous sommes blessés, amoindris, handicapés.


Cela rejoindrait la conception grecque du handicap, et notamment de la boiterie, première à leurs yeux entre toutes les tares puisqu'elle atteint « les deux capacités essentielles de l'être humain : la verticalité et le déplacement autonome ». Au droit héros de l'Antiquité épique, où force, complétude et beauté sont de norme, la modernité de Vers le pire substitue un Claudiquant. Un infime à notre image

qui envers et malgré tout, et contre même le ciel, métamorphose son chaos intérieur en une étoile dansante.




les citations en violet insérées dans la recension de Try again Fail again sont extraites de la pièce monologue originale de Samuel Beckett, Cap au Pire.



INTERVIEW

YANG Seugkwan


Que signifie ta danse pour toi ?

J'ai commencé à danser au temps de mon enfance errante. Constamment je me retrouvais à découvrir quelque chose à travers la danse… et à faire les choses en dansant. Je me souviens de tous ces après-midi de week-end à pratiquer en solitaire dans un studio déserté tandis que le soleil brille, et ce sont pour moi autant de souvenirs de printemps. Je pense que les manières, et ma personnalité, et la façon de traiter les gens naturellement, je les ai acquises grâce à la danse. Cet apprentissage est devenu un grand atout pour moi, une force motrice aujourd'hui dans ma vie.

Après avoir obtenu mon diplôme universitaire, la chorégraphie est devenue mon nouveau domaine d'apprentissage. C'est désormais pour moi un devoir et une joie de créer et faire œuvre d'art par la recherche, en collectionnant et matérialisant et transformant en danse divers éléments… Un nouveau moteur de mon présent et de ma vie. Mon intérêt pour la danse s'est transformé en amour, me pousse à réfléchir, à entretenir une vision du monde différente. Comme un défi, un apprentissage constant et un enregistrement de ce qui m'arrive. Oui, mes danses et mes pensées sont mes moyens d'enregistrer ma vie. Et c'est la plus grande bénédiction de ma vie que d'avoir rencontré la danse, cet art noble. Par là j'exprime ma constante reconnaissance envers mes parents qui tout petit m'ont encouragé à danser. Conserver ma relation forte à la danse est aussi un acte de piété filiale.


Quel est à tes yeux le cœur de la création que tu as présentée ? Quelle en est l'intention chorégraphique ?

Je voudrais d'abord dire que ce travail a été ma plus grande bataille avec moi-même et que j'y ai retrempé ma volonté brûlante de chorégraphe et de danseur. Je pense que la danse solo est un travail vraiment difficile. M'affronter à ce défi me semblait nécessaire afin de réfléchir sur moi-même et évoluer en tant qu'artiste.

Comme le titre Try again, Fail again l'indique, j'ai voulu créer une œuvre… pleine d'espoir, qui stimule la vie et l'éveil ! Dès le début, m'est venue à l'esprit l'idée des béquilles. Un accessoire qui peut tenir debout sur quelque chose, qui est facile à transporter, qui augmente ou l'empathie ou les préjugés. Un problème technique aussi. J'ai chorégraphié diverses façons d'utiliser ces béquilles afin d'augmenter leur pulsation de vie au fil de l'œuvre et cela a créé comme un répertoire de défis et échecs : les prendre à l'endroit, les tenir à l'envers, marcher avec à l'envers, y suspendre mes vêtements, en faire des échasses, transformer mes béquilles habillées en oiseaux, chevaux… et même croix ou pierres tombales afin de symboliser le passage de toute vie à la mort. Et puis j'ai trié, sélectionné, ordonné… Fail again est une œuvre qui me coûte tant d'énergie, des litres de sueur et de respiration rauque : c'est comme vingt minutes de course folle sans s'arrêter jamais. Un travail tellement dur – et les représentations m'essoufflent tant – que je n'ai pas d'autre choix que de me répéter intérieurement le mantra : « Je peux le faire, je peux le faire je peux le faire ».

Les mois passés à louer une salle de pratique quotidienne, à m'y entraîner seul et tout juger par moi-même, ont été très solitaires et difficiles. Aujourd'hui ils sont mon plus précieux trésor. Au fil des années, les ennuis et les difficultés semblent augmenter de plus en plus. Je rêve que vous voyiez mon travail et en tiriez l'énergie nécessaire à vous relever et avancer encore.






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