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Poésie et Maebyeong - Alcools traditionnels coréens. Par Pierre Cambon

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Céladon Maebyeong. Dynastie Goryeo, première moitié du XIIIe siècle. H. 42 cm, D. ouverture 6,2 cm, D. base 17 cm. Musée d'art Gansong, Séoul. Trésor national n° 68


Un monde de raffinement:

Le Maebyeong en Corée (1) est un vase élégant, à la forme ample et généreuse, au pied relativement étroit, à l’épaule large, légèrement rebondie, soit un profil tout en courbe et en rondeur, à la ligne harmonieuse qui n’est pas sans évoquer une silhouette féminine, par son charme et sa douceur. A son sommet, une embouchure très petite semble tout juste bonne pour accueillir une branche d’arbre fruitier en fleur, en vue d’une composition d’ikebana délicate, et ce même si, en fait, un bouchon existe le plus souvent pour fermer l’ouverture. Mais cela explique le nom de «vase prune», attribué par erreur par les lettrés chinois, sous la dynastie Qing (1644-1912), qui y voient un vase décoratif, à fin ornementale. Le vase, pourtant, est un vase à alcool et provient d’un prototype chinois, meïping, dont il dérive directement. Le dessin en est, toutefois, bien plus souple en Corée, plus naturel, plus fluide et moins raide, et beaucoup plus vivant. Comme en Chine, l’alcool dans le royaume est une culture en soi et les premiers européens à découvrir la péninsule, au XIXe siècle, s’étonneront que le pays soit l’une des rares contrées en Asie du Nord-Est à ignorer le thé - les fondations bouddhiques mises à part, ou bien quelques régions du Sud. Le Maebyeong connaît une très grande faveur sous la période Goryeo (918-1392), qui voit l’apogée du céladon en Corée (2).


Mais, si cette technique est reprise de la Chine, elle est déclinée dans la péninsule selon une sensibilité différente, illustrant la distance très nette entre deux univers. La traduction coréenne est en effet d’abord marquée par l’utilisation d’une couverte bleu-vert d’une très grande poésie, la plus belle sous le ciel aux yeux de ses contemporains chinois. Elle est marquée aussi par l’usage de l’incrustation sous couverte de barbotine blanche et noire au 12ème-13ème siècle, auquel s’ajoute plus tard le rouge à base d’oxyde de cuivre. Ce processus en Corée n’est pas simplement réservé à la céramique, puisqu’on le retrouve également sur le laque, mais aussi le métal. Il est en revanche ignoré sur le continent qui joue la perfection technique, un «idéal de la fadeur», rejetant tout côté décoratif ou toute approche naturaliste. La céramique coréenne est par là-même très vite identifiable grâce au décor dont elle couvre le maebyong, soit de façon enveloppante de la base au sommet, soit de façon très ponctuelle par un simple détail. L’approche est en effet variée, illustrant un goût du réalisme, un goût aussi de la nature et du monde animal. Se déploie ainsi toute une symphonie de nuages et de grues se détachant très librement sur un fond à la tonalité sereine, aux teintes presque indéfinissables entre le bleu et le vert, à la résonance musicale.


Il décrit aussi, quelquefois, un simple carré de soie, entouré autour du col du vase, auquel est suspendu un maedup à chaque coin, ce noeud décoratif qu’on retrouve très souvent pour rehausser la beauté du vêtement, de la poterie ou même du mobilier. La représentation est d’une très grande finesse et d’une grande précision, d’une extrême justesse, montrant le goût fréquent dans la peinture coréenne pour les choses les plus simples de la vie quotidienne, ou même les plus modestes, dépeintes avec beaucoup d’humilité. Mais, avec le temps, les artisans s’aventurent à créer de véritables paysages, des paysages de mer, parsemée d’îles au relief montagneux, où voguent quelques canards et des barques de pêcheur. On y retrouve même parfois l’évocation de maisons et de champs, de fleurs épanouies ou bien d’un singe se délectant de baies, confortablement niché à côté d’un arbuste. Ce sens de l’anecdote, de la chose vue, ce goût du naturel, décrit avec simplicité, ne va pas sans humour, illustrant un autre trait propre à l’esthétique coréenne, que vient renforcer, sous la période Goryeo, l’omniprésence du bouddhisme, sur tout le territoire. Au fil du temps, cependant, la couverte perd peu à peu sa fraîcheur, le vert oubliant son éclat, son caractère bleuté, dérivant vers le jaune, un vert olive qui annonce les Buncheong des XVe-XVIe siècle.


Porcelaine bleu et blanc, le modèle pictural:


Ceux-ci, entre céladons et porcelaines, illustrent le passage vers une ambiance nouvelle, même si le Maebyeong voit sa popularité confortée sous la période Joseon (1392-1910), tout en se transformant. L’inventivité Goryeo est remplacée dès lors par la prédominance du modèle pictural sur le modèle chinois, dans le domaine de la porcelaine bleu et blanc, en vogue dans le royaume après le double traumatisme, particulièrement violent, que constitue l’invasion d’Hideyoshi à la fin du XVIe siècle, 1592-1598 (la guerre Imjin), puis les incursions mandchoues au début du XVIIe siècle, 1627-1636 (3). Si la forme tend à se caler sur les références venues du continent, avec une ouverture plus large, quand les thèmes puisent dans le répertoire du paysage chinois, la Corée garde, toutefois, sa spécificité et la tonalité du bleu et blanc diffère de celui de la Chine, un bleu moins électrique, moins mécanique et plus vivant, plus délicat, plus nuancé aussi. Il diffère également de celui du Vietnam, souvent bien plus cendré et quelque peu éteint, sans cette vivacité des couleurs que l’on trouve en Corée. Le répertoire qui sert à décorer les jarres, dérivant du Maebyeong, démarque la peinture, même si une autonomie se dessine, dès le XVe siècle, puis au XVIIe et XVIIIe siècle, retrouvant la fibre naturaliste qu’avait connue l’époque Goryeo, et annonçant la «coréanisation» progressive des motifs.


Au siècle des lumières qui voit le pays se relever du désastre de l’invasion japonaise, au temps du roi Yongjo (r. 1724-1776), puis Chongjo (r. 1776-1800), se retrouve l’évocation du pin ou celle de l’oiseau sur la branche. Au XIXe siècle, la céramique s’inspire même directement du répertoire de la peinture décorative que d’aucuns ont appelé minhwa, à l’instar de Yanagi Soetsu (ou Yanagi Muneyoshi), 1889-1961, avec notamment le dialogue improbable entre le tigre, campé au pieds du pin centenaire et donné comme le compagnon fidèle du dieu de la montagne, Sansin, et la pie, perchée, avec impertinence, sur une branche juste au dessus de lui, et vue comme l’envoyée des dieux. Si la période Goryeo avait vu l’apogée du bouddhisme qui, progressivement, fait figure d’un état dans l’état, la période Joseon, en revanche, voit le confucianisme érigé en idéologie officielle, à l’exemple des Ming (1368-1644), et l’alcool y est dès lors bien plus naturel que le thé - cela d’autant plus que le pays reste encore largement agricole et rural, empreint d’un chamanisme ambiant, par-delà le vernis officiel. L’alcool connaît donc innombrables variantes, régionales et locales, au sein des communautés villageoises, à fortiori puisque l’alcool est intégré dans le cérémonial mortuaire ou le culte des ancêtres. Hors de la cour et de la capitale, il fait donc partie de l’environnement quotidien.


En province, si l’alcool de prune est très couru au sud, dans le Cholla-namdo (le maechilju, rappelant la slibovic), le Dongdongju, lui, ou le popju, connaît des versions différentes, en fonction des régions, à Gyeongju ou Andong, la distillation se faisant parfois sophistiquée pour donner un alcool d’une belle apparence, transparent et très pur, à la couleur limpide, à l’arôme recherché, au parfum parfois très légèrement fruité, malgré la teneur en alcool généralement élevée. Quand les campagnes optent volontiers pour le magkeolli, relativement léger et très rafraîchissant, les villes comme Pyongyang ou Séoul déclinent quant à elles le soju, sorte de vodka douce, introduite à l’époque de la domination mongole (XIIIe-XIVe siècle), sous la période Goryeo, et donnée comme dérivée de l’Arak - soit toute une géographie, aux ramifications lointaines, toute une sociologie qui va se compliquant avec la diversification croissante de toute la société et son urbanisation progressive. L’alcool - et la céramique est là pour le prouver, comme son illustration, quelquefois, en peinture, voire dans la poésie - est donc une véritable culture où la référence chinoise, chère à la classe des yangban, tenants de la haute fonction publique, et aux lettrés coréens, est parfois traitée avec désinvolture, et non sans ironie, dans les contes populaires, en vogue dans les villages.


Alcools coréens, imaginaire et fantaisie:


Un conte met ainsi en scène le dialogue impossible entre un crapaud et un renard (4) et, paradoxalement, l’alcool occupe le devant de la scène, devenant la clé de cette confrontation feutrée, où chacun rivalise de mensonge et d’imagination. Quand le renard ne rêve que de manger le crapaud, en y mettant les formes, ce dernier se révèle bien plus doué dans cette partie de poker menteur, passablement cynique, où toute affirmation fait figure de vérité acquise. « Mais, pourquoi as-tu les yeux jaunes ? », demande le renard d’une voix douce. « -Oui ! Je vais vous dire pourquoi. Mon oncle était fonctionnaire à l’époque du roi Wen des Zhou (en Chine). Alors, le roi Wen donna à ses fonctionnaires un alcool appelé kamyoro. J’en ai bu des masses. A la fin, mes yeux ont pris la couleur de cet alcool. Avez-vous eu l’occasion d’en boire ? ». Le renard, qui s’étonnait en entendant le crapaud, finit par être ahuri. « Non, je n’ai jamais bu ce genre d’alcool. » Le renard disait vrai. « Vraiment ?», (rétorque alors le crapaud, avec un étonnement patelin et une assurance impudente.) «Je croyais que vous en aviez bu, car vous savez tant de choses ! » Le renard resta bouche bée. » Jusqu’au bout, l’alcool n’est pas sans références, érudites et lettrées, et la cour, comme la Chine, y apparaît comme le point de départ obligé... la Corée, ou le pays des yangban…


La Chine, en fait, y sert souvent d’exemple, et bien sur de modèle, comme le montrent le Maebyeong, tout comme le céladon, mais aussi la porcelaine et le bleu de cobalt, longtemps réservé au seul usage du roi, vu son extrême rareté, avant la découverte plus tard de filons plus nombreux. Mais, une fois importé, le prototype chinois se «coréanise» très vite, quitte à prendre une tournure bientôt très différente, au vu des expériences locales. Le ginseng, la racine miracle, dans l’imaginaire collectif en Corée, forte de tous les pouvoirs, se voit ainsi plongé dans l’alcool afin d’y infuser, combinant par là-même le rêve des îles féeriques, dans le taoïsme chinois, perdues au bout de la mer de l’Est, et la pharmacopée locale - au risque de donner des résultats parfois un peu violents pour qui n’en a pas l’habitude. Le premier contact, d’ailleurs, est parfois délicat, comme le souligne drôlement Emile Bourdaret, dans son livre «En Corée», paru en 1904 à Paris (p. 192): «Les boissons indigènes sont l’eau de riz et le soul (l’alcool). Ce dernier a une saveur détestable: un mélange de fumée, d’alcool, d’huile de lampe tout à la fois. Mais, cela est une affaire de goût, car le Coréen fait, en buvant pour la première fois du vin ou de l’alcool étrangers, la même grimace que l’Européen qui boit du soul pour la première... et la dernière fois».


La réception, toutefois, en est bien différente, en fonction du contexte et de la qualité. L’alcool, ou le vin, souvent à base de riz, a des saveurs quelquefois recherchées, pour qui sait apprécier. Il est aussi lié à la culture et à la poésie. Fréquemment, sur la panse des poteries, les poèmes calligraphiés proviennent des classiques de la Chine, parfois d’une époque très ancienne. Ils brodent sur le thème de l’alcool, des rêves, de la perte de réalité et du brouillard que celui-ci induit, ou du temps qui s’en va. Mais, une poésie sur une simple bouteille, due à un lettré coréen, O Do-il (1645-1709), rend un hommage appuyé au monarque Joseon, tout en soulignant son rôle incitatif et moteur à la fois (5):


«Pendant trois ans, j’avais freiné l’alcool.

Même si je voyais des chrysanthèmes jaunes,

J’évitais les bouteilles de vin.


Sa Majesté m’a présenté un vin appelé Seoseongwol

(«la lune des terres de l’Ouest»)

Je suis devenu ivre et sobre, grâce à sa Majesté.»


Notes:

1. «Maebyeong (plum bottle): a ceramic bottle used as a wine container, with a large, round upper body and an s-shaped profile; also refers to any jar with a small mouth, broad shoulders and a tapering body.», Roderick Whitfield éd., Dictionary of Korean Art and Archaeology, édition Hollym, Séoul, 2004, p. 114.

2. The best under heaven, The Celadons of Korea, National Museum of Korea, cat. expo. Séoul, 16 octobre-16 décembre 2012.

3. In Blue and White: Porcelain of the Joseon Dynasty, National Museum of Korea, cat. expo. Séoul, 2015.

4. Tigre et kaki et autres contes de Corée, textes réunis et traduits du coréen par Maurice Coyaud et Jin-Mieung Lee, éditions Gallimard, Paris, 1995, p. 27.

5. Op. cit., note 3, p. 145.


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Pierre Cambon,

Paris, 25 janvier 2025

 
 
 

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