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ROMAN COREEN : La Langue et Le Couteau par Kwon Jeong-hyun

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Nous sommes en Mandchourie,

1945 à la fin de la seconde guerre mondiale...

« le cuisinier doit être aussi adroit qu’un magicien. (...) Tous deux utilisent leurs mains. Mais là où le magicien trompe les yeux, le cuisinier trompe la langue. »


La langue et le couteau (272 pages), roman de Kwon Jeong-hyun


La langue et le couteau est un Roman historique mais, afin d’éviter de «tomber dans les clichés » du genre, le biais choisi pour aborder le thème est celui de la cuisine, ce qui est une belle réussite donnant un texte choral foisonnant, dense, d’une rare finesse d’observation.

Nous sommes en Mandchourie, 1945 à la fin de la seconde guerre mondiale.

Trois personnages émergent, portant chacun une partie de la narration :

L’un se nomme Yamada Otozô. Il commande l’armée d’occupation japonaise et s’apprête à faire face à l’armée russe. Ce n’est pas un général ordinaire : lettré, rigoureux, gourmet surtout, ce qui déplaît à ses subordonnés qui le considèrent comme un homme faible. L’autre s’appelle Chen, le cuisinier cantonais qui ne se sépare pas de son billot de bois, hérité de son père, ni de son couteau, dont il use en artiste dans sa cuisine.

Le troisième est Kilsun, la belle Coréenne, elle est d’abord victime de l’esclavage sexuel par l’armée japonaise, avant d’être poussée par son frère socialiste à lutter par tous les moyens possibles contre l’ennemi ; elle est amenée au QG japonais pour devenir «femme de réconfort» auprès d’Otozô.


Chen et Otozô vont se livrer un combat singulier : celui du goût. Le commandant impose au cuisinier des défis impossibles, épreuves défiant l’habileté, l’intelligence et la culture culinaire de Chen, qui, à chaque repas, joue sa vie. Par exemple, Chen doit finaliser en une minute un plat qui doit satisfaire Otozô avec un seul ingrédient venant de Xinjing et en n’utilisant qu’un couteau et un feu.


Voici un extrait :

Oh ! Un énorme champignon de pin !

Aussitôt, tous les cuisiniers s’immobilisent. Un homme au visage long et aux moustaches peu fournies apparaît ; ses épaulettes jaunes brillent. Il s’assoit dans le fauteuil prévu pour lui sans quitter des yeux le champignon posé sur ma planche à découper.

— Un champignon de pin en plein hiver… On n’en trouve pas en ville, non ?

L’ombre de la défaite traverse fugitivement ses yeux. Je serai le vainqueur de ce combat. Au moins pour ce qui est de l’ingrédient choisi, je domine clairement mon adversaire.

— Je me le suis procuré auprès des cuisines du temple Jilesi.

L’aide de camp traduit mes propos.

— Jilesi ? Tu l’as pris dans les offrandes au Bouddha ? Allez, je te regarde !


La voix du commandant rend un son bref et officiel. Je regarde mon champignon les yeux dans les yeux. Tout aliment, qu’il soit vivant ou mort, légume ou produit de la mer, a des yeux.

Mon père disait souvent que pour bien cuisiner, il fallait maîtriser les yeux du produit. Dominer le produit est le seul moyen de lui donner goût et parfum. C’est uniquement quand il s’abandonne entièrement au couteau qui les hache qu’il peut accepter le feu, l’huile, les sauces et les mains du cuisinier, puis renaître sous une nouvelle forme. Comme il avait raison !


Un plat est bien cette création ultime qui naît du mélange entre différents ingrédients. En comprenant cette vérité, bien après la mort de mon père, j’ai enfin saisi le sens de la phrase qu’il ne cessait de répéter : « Cuisiner, c’est donner naissance. »


— Ce type est complètement fou ! s’écrie un des officiers, stupéfait.

Je continue de regarder mon champignon. Dix secondes sont passées. Je reste impassible. Le couteau dans la main droite, je continue à fixer mon ingrédient. Je cherche ses yeux, mais comment pourraient-ils le savoir ?


Au bout de douze secondes, je soulève le couvercle du poêle qui se trouve à côté de ma planche. J’ai demandé qu’on me prépare un feu avec du bois de chêne. Une flamme tire sa langue rouge. Au même moment, le champignon entre l’index et le pouce gauches, je brandis mon couteau yanagiba perpendiculairement au pied du champignon et, avec la pointe, le perce de légers coups. Les champignons de pin ont plusieurs yeux. J’entaille sa chair sur toute la

surface du pied, en faisant attention à ne pas abîmer le chapeau. Je contrôle soigneusement la force de mon poignet pour que la pointe du couteau s’enfonce précisément au coeur du champignon.


— Déjà vingt secondes de passées, dit l’aide de camp d’une voix tendue.

Plusieurs dizaines de regards sont rivés sur ma lame. Le silence accumulé sur toutes ces langues se raidit.


Vingt-deux secondes…

Avant que l’aide de camp ait terminé sa phrase, j’arrête mon geste, remue les braises avec une pince et enfouis le champignon dessous. « Ha ! » Tous retiennent leur souffle. Le feu avale sa proie, qu’il va bientôt devoir recracher.

— Ce jeunot prend son

champignon pour une patate douce ou quoi ?

s’exclame le chef cantinier qui m’a aidé à trouver mon ingrédient.


Sa voix est chargée d’une pitié et d’une inquiétude qu’on ne peut sentir que chez un cuisinier. Il parvient à lire ce que mon corps essaie de dissimuler. Il me plaint. Le champignon a trente secondes pour cuire. Lier en profondeur l’ingrédient et le feu est le seul moyen pour que le champignon soit cuit uniformément et en très peu de temps. Mais cette méthode possède un défaut de taille : la suie.


L’ingrédient devient un horrible morceau de charbon. Trente secondes après avoir enfoui le champignon dans la braise, je lève le couteau à hauteur de poitrine. Je m’imagine planter sa lame dans la chair cuite dès que je l’aurai sortie du feu. Il ne s’agit plus alors d’un combat avec l’ingrédient mais avec le feu. Le champignon doit conserver son goût et son arôme uniques, ainsi que la douceur de sa chair ; il ne doit rien perdre de ces qualités.


Son parfum doit préserver son essence liée à la terre et repousser le feu. Le champignon de pin est l’ingrédient qui perd le moins facilement ses qualités essentielles après cuisson. Ce n’est qu’au moment où la lame de mon couteau se frayera une voie vers sa substance, juste là où il faut, que je pourrai transposer parfaitement son essence dans l’assiette.


— Cinquante-deux secondes…

Quand mes pinces sortent le champignon du feu, des cris de stupeur emplissent la cantine comme de la fumée. Un morceau de charbon. Quelle horreur ! Ah, c’est raté ! se lamentent certains soldats avant de quitter la salle. Ils doivent se dire que je vais être fusillé le soir même. C’était vraiment stupide d’enfouir le champignon dans les braises. Il aurait dû laisser à l’ingrédient le temps de se battre contre le feu et de gagner. Plutôt que de gaspiller une bonne dizaine de secondes au début, s’il l’avait coupé en deux et l’avait fait griller en veillant à le retourner régulièrement, il aurait peut-être eu une chance, si minime soit-elle. Quel imbécile, son ambition lui a porté malheur. Un orgueil démesuré n’est pas une bonne qualité pour un cuisinier.


— Cinquante-quatre secondes…

Il est temps que mon yanagiba agisse. Il ne fait qu’un avec mon corps. De la main gauche, je saisis le morceau de charbon brûlant. Le feu me lèche les doigts. Mes durillons l’affrontent en poussant des cris de douleur. Je nettoie la surface du champignon à grands gestes tempétueux, mais je suis calme en dedans. L’odeur de brûlé de mon pouce et de mon index me titille les narines. (…)


Le couteau, c’est le sabre, celui de Yamada Otozô tandis que la langue, c’est le goût de la cuisine porté à son paroxysme comme une œuvre d’art par Chen. La cuisine devient ici parabole, non seulement de la vie, de la résistance, mais aussi de la littérature elle-même, comme l’auteur Kwon Jeong-hyun le dit bien : « le cuisinier doit être aussi adroit qu’un magicien. (...)Tous deux utilisent leurs mains. Mais là où le magicien trompe les yeux, le cuisinier trompe la langue. »

Ruses, périls et gourmandise sont au menu de ce roman palpitant qui brosse avec un regard d’ethnologue un panorama époustouflant de vérité de cette période historique.


Auteur : Kwon Jeong-hyun

Né en 1970 à Cheongju en Corée, Kwon Jeong-hyun commence à écrire dès le lycée, passionné par les œuvres de Sartre et de Camus. Il fait ses études à L’Institut des arts de Séoul, puis à L’Université de Corée. Il a 32 ans lorsque deux de ses nouvelles obtiennent des prix. Depuis il publie nouvelles et romans, et écrit aussi pour la jeunesse. La Langue et le Couteau, récompensé par le prix Honbul en 2017, est en cours d’adaptation en Corée pour un drama télévisé et un film. La langue et le couteau est son premier titre traduit en français.

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Lim Yeong-hee

Traductrice en France

depuis 1988. Aujourd’hui, elle est autrice, traductrice et éditrice.

Elle a publié plusieurs albums pour les enfants dont la série de Jinju en 6 tomes, un livre bilingue coréen-français. Elle traduit des romans pour adultes et pour la jeunesse ainsi que des albums illustrés et des manhwas. Notamment, elle est traductrice de l’Ecole des chats (la série de onze volumes parus chez Picquier jeunesse), couronnée par le Prix des Incorruptibles de l’année 2005-2006. En 2018, elle reçoit le prix Caméléon, prix étudiant du roman étranger traduit de l’Université Jean Moulin Lyon 3 pour sa traduction de Les romans meurtriers de Kim Tak-hwan. Elle dirige la collection de Corée chez Philippe Picquier.


Elle se sent une vraie vocation de médiatrice entre ces deux cultures. Passionnée de littérature générale, mais surtout de romans et contes pour enfants, elle veut développer la diffusion des œuvres coréennes en France, et elle prend plaisir à écrire en français des romans et contes pour la jeunesse, inspirés de légendes populaires coréennes.

 
 
 

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